L’acheteur public bientôt garant du respect des principes de laïcité et de neutralité du service public ?

Les acheteurs publics vont bientôt devoir ajouter un nouvel élément à la longue liste de leurs préoccupations : le projet de loi confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme adopté le 23 juillet par le Parlement, prévoit l’obligation, pour le titulaire d’un contrat de la commande publique ayant pour objet l’exécution d’un service public, de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public. Comment traduire cette obligation en pratique ? Avocat au cabinet Rayssac, Me Emmanuel Camus fait le point sur la question.

© Epictura

Les plus observateurs l’auront déjà noté, cette obligation n’est pas véritablement nouvelle. La jurisprudence a déjà considéré que les principes de neutralité́ et de laïcité́ du service public s’appliquent également lorsque celui-ci est assuré par un organisme privé, notamment à travers un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 19 mars 2013 :

« Les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé et que, si les dispositions du code du travail ont vocation à s’appliquer aux agents des caisses primaires d’assurance maladie, ces derniers sont toutefois soumis à des contraintes spécifiques résultant du fait qu’ils participent à une mission de service public, lesquelles leur interdisent notamment de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires » (Cass. Soc., 19 mars 2013, n° 12-11690, publié au bulletin).

Ce n’est donc pas le principe qui est nouveau, mais bien les modalités d’encadrement que le gouvernement souhaite mettre en place qui le sont, comme cela ressort de l’étude d’impact associée :

« Afin d’éviter tout risque de non-respect des principes de neutralité́ et de laïcité́ dans l’exécution de services publics externalisés (non-respect du principe de neutralité́ par des salariés participant à une mission de service public, absence de sanctions hiérarchiques en cas de non- respect de ce principe), le Gouvernement souhaite encadrer les modalités de leur respect par les titulaires d’un contrat de la commande publique ayant pour objet l’exécution d’un service public ou par les organismes de droit public ou privé chargés d’exécuter un service public en vertu de la loi ou du règlement. »

Des obligations pesant sur le titulaire du contrat…

Le titulaire d’un contrat ayant pour objet l’exécution de tout ou partie d’un service public est donc tenu d’assurer l’égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public. Par quel moyen ?

En prenant « les mesures nécessaires à cet effet et, en particulier, [en veillant] ce que ses salariés ou les personnes sur lesquelles il exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, lorsqu’ils participent à l’exécution du service public, s’abstiennent notamment de manifester leurs opinions politiques ou religieuses, traitent de façon égale toutes les personnes et respectent leur liberté de conscience et leur dignité. ». Cette obligation est étendue à « toute autre personne à laquelle [le titulaire] confie pour partie l’exécution du service public s’assure du respect de ces obligations ».

Emmanuel Camus

À ce stade, pas de difficultés particulières s’agissant de l’inscription dans la loi d’un principe jurisprudentiel préexistant ; le champ d’application est clair, il est question des salariés et non des usagers. On se rapportera alors utilement aux jurisprudences relatives aux mesures ayant pour objet de restreindre la liberté des individus d’exprimer leurs convictions religieuses pour des motifs tirés du bon fonctionnement de l’entreprise : les arrêts Achbita et Bougnaoui, relatifs aux clauses de neutralité qui devront figurer dans les règlements intérieurs ou dans les notes de service des titulaires concernés, fournissent sur ce point des grilles d’analyse tout à fait utiles (CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, n° C-188/15 ; CJUE, gr. ch., 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, n° C-157/15).

… Qui auront des répercussions sur l’acheteur public

Pour l’acheteur public, c’est une tout autre histoire. En effet, le projet de loi prévoit que les « clauses du contrat rappellent ces obligations et précisent les modalités de contrôle et de sanction du cocontractant lorsque celui‑ci n’a pas pris les mesures adaptées pour les mettre en œuvre et faire cesser les manquements constatés ». L’acheteur est donc finalement consacré garant, au moins en premier ressort, du respect par le titulaire de ses obligations vis-à-vis des principes de neutralité et de laïcité.

Des modalités de contrôle et de sanction pour faire cesser les manquements constatés ? Il n’est pas difficile de lire entre les lignes, il est question assez nettement des pénalités que peut prévoir l’acheteur dans son contrat. L’étude d’impact vise d’ailleurs expressément le terme de « sanction contractuelle », ce qui peut interpeller : l’objet d’une pénalité n’est-il pas, selon l’expression consacrée, de réparer forfaitairement le préjudice d’un acheteur ? Comment fixer le montant d’une telle pénalité ainsi que ses modalités de déclenchement sans encourir le risque d’une modulation par le juge (Conseil d’Etat, 29 décembre 2008, SARL SERBOIS, n° 296930) ?

Le projet de loi est bien silencieux sur ce point. Et pourtant, il va revenir à l’acheteur de placer le curseur de manière appropriée pour caractériser un manquement du titulaire à son obligation de faire respecter les principes de neutralité et de laïcité. L’étude d’impact évoquait certains exemples de manifestation de faits religieux, sans pour autant les qualifier de manquements :

« La direction de la RATP a indiqué à la mission que « la manifestation de l’expression du fait religieux peut prendre diverses formes à la RATP » mais qu’elle reste « marginale » : « des prières dans les locaux et/ou équipements ont été relevées de façon éparse (…) Il peut arriver que quelques agents, mais là aussi c’est très marginal, refusent de serrer la main de leurs collègues féminines, cependant la plupart d’entre eux a bien intégré́ la règle permettant de ne pas discriminer. »

On voit tout de suite la difficulté pour l’acheteur, dans une telle situation, à caractériser un éventuel manquement et à fixer une pénalité appropriée. Il va toutefois falloir réfléchir assez vite à ce sujet, puisque le projet de loi prévoit une application « aux contrats de la commande publique pour lesquels une consultation est engagée ou un avis de publicité est envoyé à la publication à compter de la date de publication de la présente loi ». Les contrats en cours d’exécution devront quant à eux « être modifiés, en tant que de besoin » à l’exception de ceux « dont le terme intervient dans les dix‑huit mois suivant la publication de la présente loi ».

Identifier les hypothèses susceptibles de caractériser un manquement du titulaire, prévoir des pénalités ou d’autres sanctions contractuelles appropriées, modifier les marchés en conséquence : un programme chargé pour l’acheteur public qui, après s’être vu confier la responsabilité de veiller au développement durable et à l’insertion sociale, va vraisemblablement se voir assigner un nouveau rôle, celui de garant des principes de laïcité et de neutralité du service public.

Réagir à cet article

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *