Dai Tinglong (John Hopkins) : il faut des « stress tests » des chaînes d’approvisionnement

Professeur associé de la Carey Business School de l’université Johns Hopkins (Baltimore, USA), spécialiste des filières d’approvisionnement dans le secteur de la santé, Dai Tinglong étudie les tensions qui ont lieu sur le marché américain et à l’international dans le cadre de la crise Covid. Il fait trois recommandations pour éviter de tels écueils lors de futures pandémies.

achat-logistique.info : Quelle est la situation des chaines d’approvisionnement en fournitures médicales aux Etats-Unis aujourd’hui ?

 

Dr Dai Tinglong : « Aujourd’hui (22 septembre 2020, NDLR), la situation des équipements de protection individuelle (EPI) et en particulier des masques FFP2 (appelés N95 aux Etats-Unis) s’est plus ou moins stabilisée. La situation reste très tendue, avec des prix qui ont explosé (de moins de 1 $ en 2019 jusqu’à 10 $ en avril-mai 2020). Les États fédérés américains sont encore en concurrence les uns avec les autres et parfois avec l’État fédéral. Les hôpitaux, confrontés à la nécessité de protéger leurs salariés, sont pieds et poings liés face à leurs fournisseurs, dont certains exigent aujourd’hui d’être payés cash.

 

Signe du temps, les deux candidats à l’élection américaine, Donald Trump, le président actuel, et son opposant Joe Biden ont inscrit le renforcement d’une production nationale d’EPI dans leur programme de campagne. En effet, aujourd’hui, paradoxalement, le monde est devenu encore plus dépendant de la Chine. Ce pays a été le seul à avoir le tissu industriel nécessaire pour augmenter très rapidement leur capacité de production de biens médicaux. Aujourd’hui, 80 à 90 % des masques FFP2 dans le monde proviennent de Chine.

 

Une étude récemment publiée dans le Journal of General Internal Medicine, a mis en lumière l’opacité des trois plus grands fabricants d’EPI aux États-Unis qui ne fournissent pas d’information sur leur chaîne d’approvisionnement, sans aucunes données sur l’ampleur de la dépendance à l’égard des pays étrangers. Cette opacité a été révélée par la crise du COVID-19 et son ampleur a pris par surprise tous les acteurs du secteur de la santé, y compris à John Hopkins.

 

Ramener la chaîne de production de fournitures médicales comme les masques N95 aux États-Unis est difficile même si ce pays compte les leaders du secteur textile comme Unilever. Aujourd’hui, il ne reste quasiment plus d’usines, de travailleurs qualifiés, d’ingénieurs, de chercheurs ou même de matières premières sur le continent américain. S’ajoute à cela la mésaventure de l’épidémie H1N1 en 2009 : de nombreux fournisseurs avaient fortement augmenté leur capacité de production mais la demande s’était déjà effondrée au moment où les équipements étaient mis sur le marché, engendrant de nombreuses faillites et rendant les dirigeants frileux sur de nouveaux investissements. »

 

achat-logistique.info : Comment sécuriser les approvisionnements en fournitures médicales ?

 

Dr Dai Tinglong : « J’identifie trois actions prioritaires à mettre en œuvre par les Etats, que ce soient les Etats-Unis ou l’Europe. D’abord, il est indispensable de garantir la transparence des fournisseurs d’équipements médicaux. Aujourd’hui, comme dans d’autres industries comme la mode, les filières d’approvisionnement sont très obscures, avec un grand nombre de sous-traitants dont les acheteurs n’ont pas connaissance. Ainsi, de nombreux fournisseurs sous-traitent à des usines au Bengladesh ou dans d’autres pays où les conditions de travail sont très mauvaises et où les garanties qualitatives ne sont pas toujours respectées (de nombreux masques FFP2 livrés aujourd’hui aux Etats-Unis ne respectent pas les critères de sécurité, avec l’apparition de nombreux fournisseurs plus ou moins fiables).

 

Il importe, a minima, que les décideurs politiques, comme la FDA (Food and Drug Administration, l’équivalent de l’ANSM en France, NDLR), aient une très bonne connaissance des chaînes d’approvisionnement en fournitures médicales, EPI ou médicaments. Ils doivent absolument connaître le nom des fournisseurs et sous-traitants, leur localisation, et disposer d’informations fiables sur les circuits d’approvisionnement et les capacités de production.

 

Il faut également que les autorités nationales soient en capacité de réaliser régulièrement des stress tests similaires sur les chaînes d’approvisionnement stratégiques, similaires à ceux que l’on a imposés aux banques après la crise financière de 2009. Nous devrions être en mesure de faire des tests de résistance / test de vision sur la chaîne d’approvisionnement en fournitures médicales dans le cas de futures pandémies, et sur notre capacité à accélérer la production en quelques semaines en cas de future pandémie. Il en va de la sécurité de la population et des professionnels de santé de première ligne.

 

Enfin, il faut absolument recréer un écosystème de production aux Etats-Unis, ce qui va dans le sens des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé. Le problème des délocalisations qui ont été menées ces dernières décennies, c’est que la plupart des pays ne peuvent même plus envisager de produire localement. Il ne s’agit pas ici nécessairement d’assurer l’approvisionnement routinier d’un pays en fournitures médicales mais bien d’avoir la possibilité de produire massivement en cas de besoin.

 

Je compare une pandémie mondiale à un incendie comme ceux qui ravagent la Californie : pour pouvoir réagir immédiatement, il faut que vous ayez un camion de pompier sur place. S’il faut attendre que le camion soit livré, il est souvent trop tard pour contrôler la situation.

 

Ces trois actions structurantes ont un impact direct sur la préparation aux pandémies au niveau des hôpitaux : en effet, comment calculer des stocks de sécurité quand on ne sait pas d’où viennent les produits et comment ils seront approvisionnés en cas de crise ? Aujourd’hui, les acheteurs passent leurs commandes via des plateformes intermédiaires, sans visibilité sur le producteur lui-même. À moins de savoir où et comment les produits sont fabriqués, il est impossible de faire les meilleurs choix et prévisions. Au vu des leçons de la pandémie du coronavirus, il faut urgemment requestionner tout ce que nous tenons pour acquis et prendre des mesures structurantes pour ne pas se retrouver dans la même situation dans le futur. »

Réagir à cet article

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *