Regain d’intérêt pour l’intérêt général

Pour compenser les ravages économiques provoqués par le coronavirus, le gouvernement a choisi de déverrouiller la commande publique en proposant d’ajouter l’intérêt général aux motifs de recours aux marchés négociés sans publicité ni mise en concurrence. Quatre avocats nous donnent leur sentiment sur la portée de la mesure inscrite dans le projet de loi Asap et examinée par le Parlement.

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En profitant du projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique (Asap) pour ajouter l’intérêt général aux motifs permettant de se passer de publicité et de mise en concurrence (article L 2122-1 du Code de la commande publique), le gouvernement a jeté un pavé dans la mare. D’abord parce que la notion, invoquée par exemple lors des déclarations sans suite, demeure, juridiquement parlant, plutôt floue. « A chaque fois, il s’agit d’une appréciation au cas par cas », confirme Me Antoine Woimant (cabinet MCL). Autant dire que si la mesure entre au CCP et qu’elle déclenche des litiges, ces derniers pourraient être tranchés de manière divergente en fonction des juridictions.

Antoine Alonso

Pour Me Antoine Alonso, il faudra plus craindre le juge national que le juge européen. « La jurisprudence communautaire évolue en prenant en compte l’intérêt général. La ville de Paris a emporté le combat contre AirB&B devant la CJUE, alors que tout le monde pensait qu’elle allait perdre » (Dans son arrêt du 22 septembre dernier, la Cour européenne a admis que la réglementation municipale sur les locations vise à établir un dispositif de lutte contre la pénurie de logements destinés à la location de longue durée, ce qui constitue une raison impérieuse d’intérêt général, NDLR).

Une notion à géométrie variable

Par ailleurs, l’intérêt général peut fluctuer en fonction de l’angle de vue. « L’intérêt général d’un GHT ne sera pas forcément celui d’un établissement et réciproquement », souligne Me Rodolphe Rayssac (cabinet Rayssac). « Un marché de restauration d’un hôpital, est-ce de l’intérêt général ? On peut arguer que l’alimentation concourt aux soins, mais la restauration bénéficie aussi aux soignants et aux visiteurs. J’en veux pour preuve la position de l’administration fiscale qui considère qu’elle est assujettie à la TVA puisqu’elle se situe dans un champ concurrentiel, mais parfois admet l’exonération », relève Me Laurent Houdart (cabinet Houdart et associés).

Ensuite parce que l’exposé des motifs de l’amendement jette le trouble. Il précise en effet qu’il « devrait notamment permettre de renforcer le tissu économique des territoires en facilitant la conclusion des marchés avec des PME qui n’ont souvent pas les moyens techniques et humains pour s’engager dans une mise en concurrence. » Il ne s’agit donc pas d’un intérêt général propre à l’acheteur public confronté à une situation compliquée, par exemple la recherche rapide d’un prestataire, consécutive à la cessation d’activité d’une entreprise attributaire en plein chantier.

Faciliter l’accès des PME aux marchés, un motif d’intérêt général ?

« L’explication de texte donne à penser qu’il s’agit d’un intérêt général national et qu’il faut venir aider les PME essorées par la crise sanitaire grâce à la commande publique. C’est très limite », commente Me Antoine Alonso (cabinet Alma Avocats), lequel, nonobstant cette réserve, trouve la mesure intéressante. « La question de l’accès des PME à la commande publique est un vieux serpent de mer. Et aucun des dispositifs pris jusqu’ici n’a vraiment fonctionné. Il faut reconnaître le courage du gouvernement. L’amendement a le mérite de mettre clairement la question du « made in France » sur la table, même s’il ouvre à nouveau les débats sur les risques de clientélisme et de favoritisme ».

Laurent Houdart

Plusieurs amendements parlementaires ont d’ailleurs été déposés pour supprimer le texte gouvernemental, porte ouverte à des « contrats de gré à gré opaques ». Les quatre avocats partagent le même point de vue. Si elle était adoubée par le Parlement, la modification du CCP risquerait de créer une zone d’insécurité juridique. Laurent Houdart se demande si une telle mesure aura un réel impact pour les PME, tout comme celle concernant la faculté des entreprises en redressement judiciaire à soumissionner. « Si l’entreprise est finalement défaillante, l’acheteur ne pourra pas en choisir une autre aux frais de la première. Il lui faudra relancer un marché et trouver un autre fournisseur. Je doute que cela facilite la tâche du service public et que cela aille dans le sens de l’intérêt général », remarque-t-il.

Attendre le décret en Conseil d’Etat

Rodolphe Rayssac

Pour autant, les experts juridiques concèdent que le dispositif permettrait de répondre à certaines circonstances. Rodolphe Rayssac considère qu’en « l’état actuel, le CCP n’apporte pas de solution contractuelle à toutes les éventualités. Les outils classiques comme l’avenant ou du marché complémentaire restent très encadrés et ne peuvent s’appliquer à des situations exceptionnelles où une absence de marché doit néanmoins être réglée par un support contractuel. » L’avocat pointe par exemples les hypothèses où la notification d’un marché a été retardée pour des motifs extérieurs (financement retardé, retard d’autorisation, transition entre deux prestataires, etc…) et pour lesquelles les outils juridiques pour contractualiser ces situations sont incertains. « Dans ces cas, le recours au dispositif pourrait permettre de passer un marché de transition ».

En tout état de cause, l’avocat conseille la prudence, recommandant, si le texte est adopté, de solliciter plusieurs candidats. Rodolphe Rayssac considère que l’intérêt général n’exonère pas d’une mise en concurrence. « Il importera alors de concilier le degré de mise en concurrence avec le délai offert à l’acheteur pour passer le marché. Quelles que soient les circonstances et l’urgence, l’attribution directe ne dispense pas d’une mise en concurrence, notamment pour éviter un risque pénal ». En outre, l’avocat rappelle que la signature du marché empêchera le référé précontractuel.

Antoine Woimant

Antoine Woimant ne partage pas cet avis. « Le montant change tout. Si l’on demande des devis pour un marché de 200 000 euros, il faudra prévoir un cahier des charges, établir des critères et une méthode de notation, respecter l’égalité de traitement. Que vont y gagner les acheteurs, à part se passer de publicité et d’économiser les délais de procédure ? La mise en concurrence, et donc la bonne gestion des deniers publics, participe aussi de l’intérêt général ». Pour sa part, Laurent Houdart juge délicat de se prononcer sur un texte dont les contours ne sont pas tous connus. « On peut gloser longtemps, mais il faudra attendre le décret en Conseil d’Etat qui viendra fixer précisément les modalités ».

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