Les enjeux de la propriété intellectuelle dans le contexte des commandes publiques d’innovation

De plus en plus de personnes publiques sont amenées, en les achetant, à participer à la mise au point de solutions innovantes, voire à les cocréer. Dans ce cadre, quelle stratégie adopter, sur le terrain du droit, en matière de propriété intellectuelle ? Auteur d’une thèse sur les contrats de R&D en droit de la commande publique, Arthur Chapron, acheteur expert innovation au sein de la plate-forme régionale des achats de l’Etat en PACA, fait le point sur la question.

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De prime abord, l’application des règles de la propriété intellectuelle, définissant les droits attachés aux biens immatériels, a de quoi surprendre les acheteurs publics habitués à jouir d’un régime exorbitant de droit administratif.

Pourtant, force est de constater qu’en raison de son caractère transcendant, à l’égard de la summa divisio entre droit public et droit privé, cette discipline est directement susceptible d’impacter le contenu des contrats de la commande publique, dès lors que leur exécution suppose la production de tels biens.

Cette circonstance est d’autant plus manifeste lorsqu’il s’agit d’acquérir des solutions innovantes, c’est-à-dire des travaux, des fournitures et/ou des services nouveaux ou sensiblement améliorés, comparativement aux offres déjà disponibles sur le marché. C’est justement au regard de la nature originale et inventive des résultats attendus, qu’un achat innovant donne lieu, de manière systématique, à l’émergence de créations protégeables sur le fondement d’un titre de propriété intellectuelle.

Aussi, il est impératif pour l’acheteur d’identifier, dès le stade de la définition de ses besoins, les droits potentiellement liés à sa commande, afin de rédiger des stipulations fonctionnelles lui permettant d’exploiter, de manière licite, l’innovation acquise.

La distinction entre commander et maîtriser

La propriété intellectuelle ne protégeant que le contenu immatériel d’une création, l’acquisition du support qui permet de la concrétiser n’emporte pas, par principe, c’est-à-dire sauf mention contractuelle expressément contraire, le transfert des droits permettant son exploitation.

Partant, le seul fait pour une administration de rémunérer une prestation innovante ne lui confère pas, de jure, la maîtrise des titres y afférents. Or, faute d’accéder à ces derniers, elle n’est juridiquement pas en mesure d’utiliser librement l’objet de sa commande.

Aussi, tant dans le but de répondre pleinement à son besoin, que dans celui de sécuriser ses relations avec son prestataire, désamorçant ainsi d’éventuels litiges, l’acheteur doit prendre le soin d’insérer, dans son contrat, des clauses spécifiques organisant la maîtrise des actifs immatériels liés à l’utilisation des innovations commandées.

Les principales stratégies envisageables

Arthur Chapron

Afin d’atteindre cet objectif, l’acheteur peut utilement se référer au régime standard prévu dans les cahiers des clauses administratives générales, réformés le 30 mars dernier. Dans ce cadre générique, l’attribution des titres est réservée au prestataire, en contrepartie de quoi le commanditaire est autorisé à utiliser, sans contrainte, les actifs protégés. Tout l’enjeux tient alors au fait d’identifier les droits nécessaires pour répondre effectivement à son besoin.

Toutefois, la liberté contractuelle constituant la règle en la matière, l’acheteur peut s’écarter de ce canevas en élaborant un régime ad hoc, dans le but de s’adapter aux spécificités de chacune de ses commandes d’innovation. A ce titre, trois stratégies peuvent être envisagées.

Premièrement, l’acheteur peut opter pour une cession, à son profit, de tous les droits attachés à l’exécution des prestations innovantes. Si cette formule lui garantit de couvrir son besoin, elle présente l’inconvénient d’être particulièrement coûteuse, puisqu’elle suppose que l’opérateur se dessaisisse intégralement de ses créations.

Deuxièmement, l’acheteur peut décider la diffusion complète des fruits liés à sa commande, afin de les rendre accessibles à tous, dans l’intérêt général. Néanmoins, en annihilant ab initio tout monopole momentanément fondé sur l’obtention d’un titre de propriété intellectuelle, ce modèle peut mécaniquement conduire l’opérateur à réduire ses investissements, de sorte que la commercialisation de l’innovation s’en trouve affectée.

Troisièmement, l’acheteur peut partager les résultats avec son cocontractant. Ce modèle doit être favorisé lorsqu’il est question de conclure des partenariats dans le cadre desquels les parties mutualisent leurs ressources afin de poursuivre ensemble des objectifs communs. Il s’agit alors d’organiser une co-maîtrise des actifs immatériels, en opérant une répartition équitable des droits qui s’y trouvent attachés, c’est-à-dire proportionnellement à leurs contributions, humaines, financières et matérielles respectives.

Les facteurs clefs de réussite

En matière de propriété intellectuelle, tout ce qui n’est pas explicitement autorisé, est forcément prohibé. Précision et exhaustivité étant de rigueur, il est donc recommandé que l’élaboration des clauses de propriété intellectuelle soit précédée d’une phase de sourcing approfondie permettant à l’acheteur d’affiner son besoin, en fonction de l’usage qu’il entend avoir de l’innovation attendue, tout en s’assurant du réalisme de son projet au regard des modèles économiques et des pratiques de ses éventuels prestataires.

Cette phase de consultation préalable doit également être l’occasion de se questionner sur l’opportunité de mettre en place un système de redevance. L’acheteur peut souhaiter valoriser son investissement, a fortiori lorsque son cocontractant entend disposer d’un accès privilégiés aux actifs immatériels obtenus, pour les exploiter au profit d’autres clients.

Au demeurant, l’acheteur devrait faire usage de toute la latitude offerte par le Code de la commande publique, concernant les achats innovants, en se réservant la possibilité de négocier le contenu de son futur contrat, afin de trouver un équilibre entre ses attentes et celles de son prestataire.

Six points à retenir

En bref, il convient de retenir les points qui suivent :

Les commandes publiques d’innovation aboutissent systématiquement à des résultats grevés par des droits de propriété intellectuelle, qui ne sont pas cédés en raison du seul transfert des supports à partir desquels ils sont matérialisés.

Dans le but de répondre à son besoin, l’acheteur doit donc identifier des conditions équitables d’utilisation, immédiates et futures, des droits liés à ses actifs immatériels.

La question de la répartition de la propriété intellectuelle se pose avec insistance lorsque les parties coopèrent, en mutualisant les risques et les bénéfices relatifs à l’exécution d’un projet innovant.

Chaque opération étant différente, un modèle unique de gestion des droits de propriété intellectuelle ne saurait être retenu. Partant, la constitution de clauses ad hoc s’impose le plus souvent.

Dans tous les cas de figure, l’acheteur doit déterminer un juste équilibre, pour satisfaire ses besoins, tout en maîtrisant son budget et en favorisant la diffusion des innovations.

Il s’ensuit que, dans ce contexte, un sourcing efficace, suivi d’une négociation entre l’acheteur et l’opérateur économique, constituent des facteurs clés de réussite.

 

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