Les atermoiements de la CJUE à propos de l’intérêt lésé

Alors que les commentaires concernant l’arrêt du 17 juin 2021 de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) se sont focalisés sur les précisions (quantités, montants) des avis des accords-cadres, l’avocat Eric Lanzarone met l’accent sur un considérant passé presque inaperçu, qui relance la question de l’intérêt lésé, notion française partiellement remise en cause par un autre arrêt de la CJUE en mars dernier.

On se souvient que par l’arrêt en date du 24 mars 2021 (aff. C-771/19, NAMA Symvouloi Michanikoi kaiMeletites AE c/ Archi Exetasis Prodikastikon Prosfigon (AEPP), AttikoMetro), la CJUE s’est écartée de la notion française de l’« intérêt lésé », en ouvrant plus largement les portes du contentieux de la commande publique (lire notre article du 31 mai 2021 ).

Le concurrent dont l’offre a été rejetée sans avoir été examinée peut ainsi parfaitement contester l’offre de l’attributaire, y compris sur des motifs totalement étrangers à son exclusion. Selon la Cour, il en ressort que le soumissionnaire évincé est en droit de soulever tout moyen contre la décision d’admission d’un autre soumissionnaire, y compris ceux qui ne présentent pas de lien avec les irrégularités en raison desquelles son offre a été exclue.

Autrement dit, le candidat évincé n’est plus cantonné aux seuls moyens qui intéressent son offre, mais peut également contester l’attribution du contrat, en contestant le choix d’une autre offre.

Et, selon CJUE , ledit candidat peut invoquer « tous les moyens tirés de la violation du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles nationales transposant ce droit, y compris des moyens qui ne présentent pas de lien avec les irrégularités en raison desquelles son offre a été exclue ».

Bref, la jurisprudence Smirgeones du Conseil d’État et la subjectivisation du contentieux des contrats administratifs entamée depuis lors – laquelle exclut par principe que le concurrent évincé puisse contester la procédure dont il a été exclu pour d’autres motifs que ceux qui ont justifié son exclusion – semble bien aujourd’hui anachronique.

Certes, le Conseil d’Etat avait pris soin par la suite d’en tempérer par touches successives les effets couperets. Récemment, ce dernier est allé jusqu’ à considérer par exemple que l’irrégularité de l’offre d’un candidat évincé ne le prive pas pour autant de la possibilité de faire valoir le caractère anormalement bas de l’offre retenue pour contester le marché public (CE, 27 mai 2020, n° 435982, Sté Clean Building).

Mais il semble encore évident que la différence de conception entre le juge administratif français et le juge européen soit loin d’être identique. En effet, pour le juge européen n’importe quel moyen semblait de nature à entacher d’annuler la procédure.
Du moins jusqu’au nouvel arrêt en date du 17 juin 2021 (aff. C-23/20, Simonsen & Weel A/S) très largement commenté sur un tout autre aspect puisque pour la Cour de justice de l’Union européenne, l’avis de marché doit indiquer la quantité et/ou la valeur estimée ainsi qu’une quantité et/ou une valeur maximale des produits à fournir en vertu d’un accord-cadre et qu’une fois que cette limite aura été atteinte, ledit accord-cadre aura épuisé ses effets.

Cependant le considérant 89 semble être passé entre les lignes des commentaires et des praticiens.

Et cet aspect mérite pourtant de s’y attarder, ne serait-ce que parce que pour la CJUE « le manquement du pouvoir adjudicateur à son obligation de mentionner l’étendue d’un accord-cadre est, dans un tel cas, suffisamment perceptible pour pouvoir être décelé par un opérateur économique qui entendait soumissionner et qui devait, de ce fait, être considéré comme étant averti ».

Si l’on comprend bien, la méconnaissance de cette obligation ne mérite pour autant pas une sanction sans commune mesure avec le caractère véniel de l’illégalité.

De sorte que l’action en annulation d’un accord-cadre (comme d’un marché) par un concurrent évincé (on ignore si le marché a été signé dans l’affaire,) doit être réservé aux cas les plus graves (sous-jacent, lorsque le concurrent a été dépouillé de ses autres droits : absence d’avis ou non de respect de la clause de standstill).

Dans cette affaire, le concurrent avait les moyens d’agir avant (réserves, demandes de précisions, voire en référé précontractuel). Et son action semble compromise dès la date limite de réception des offres atteinte et ce, même dans le cadre d’une action en référé précontractuel.

Autrement dit, si le concurrent a remis une offre sans se plaindre du manquement avant la date limite de remis de l’offre, ce dernier a lui-même considéré qu’un tel manquement n’était pas susceptible de lui porter préjudice.

Le schéma pourrait donc être défini comme suit dès demain :

– Avant la date limite de réception des offres, le juge européen se désintéresse de l’intérêt lésé car l’entreprise dispose du droit de voir appliquer l’intégralité du droit européen, l’acheteur devant relancer sur un avis conforme.

– Entre la date limite de réception des offres et la signature de marché, il existe donc une zone grise : faut-il considérer l’existence d’un intérêt lésé ?

Le droit avançant par éradication contentieuse, il conviendra de suivre les prochains contentieux sur cet aspect important.

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