L’avenir compromis de la jurisprudence Smirgeomes

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a pris récemment position sur l’interprétation de la directive du 25 février 1992, dite directive « recours », sur les procédures de passation des marchés publics des secteurs réseaux, en remettant en cause partiellement (pour l’instant) la jurisprudence du Conseil d’Etat sur l’intérêt lésé du demandeur d’un référé précontractuel. Antoine Woimant, docteur en droit public, avocat associé de MCL Avocats, nous donne son analyse sur les conséquences d’une décision qui devrait faire date.

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Jusqu’en 2008, et avant l’avènement de la jurisprudence SMIRGEOMES, le référé précontractuel s’était transformé en un contentieux objectif. Certes, l’article L. 551-10 du Code de justice administrative (CJA) prévoyait déjà que les personnes habilitées à engager un référé précontractuel sont celles « susceptibles d’être lésées par le manquement invoqué ».

Mais la jurisprudence avait progressivement écarté son application pour sanctionner la moindre erreur de l’acheteur, même si celle-ci n’avait aucune incidence sur l’attribution du marché en question, et ainsi fragilisé toute procédure de mise en concurrence. La crainte des acheteurs s’est atténuée (jusqu’à disparaitre ?) avec la jurisprudence du Conseil d’Etat SMIRGEOMES du 3 octobre 2008. Est-il pertinent de sanctionner un acheteur et retarder la signature d’un contrat pour l’omission d’une mention dans l’AAPC sans conséquence pour le requérant ?

D’un excès à l’autre

C’est en substance le litige qu’a été amené à trancher le Conseil d’Etat dans SMIRGEOMES et dans lequel il s’est positionné en indiquant « qu’il appartient dès lors au juge des référés précontractuels de rechercher si l’entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente » (CE, 03/10/2008, SMIRGEOMES,Req. n°305420).

Cette position a été reprise également par la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. com, 23/10/2012, n° 11-23521) pour les référés précontractuels judiciaires (article 1441-1 du Code de procédure civile).

En interprétant strictement l’article L. 551-10 du CJA, la jurisprudence est passée d’un excès à l’autre. L’obligation de se prévaloir d’un manquement susceptible de léser l’intérêt du requérant a de facto restreint de manière très sensible les motifs d’annulation d’une procédure de mise en concurrence à la suite d’un référé précontractuel.

Invoquer tous les moyens tirés de la violation du droit européen et national

Une position intermédiaire sécurisant les acheteurs et les attributaires tout en laissant aux candidats évincés la possibilité d’invoquer les irrégularités de la candidature ou de l’offre retenue aurait été plus opportune. La CJUE a désormais simplifié la problématique de l’intérêt lésé.

En effet, la jurisprudence de la CJUE du 24 mars 2021, NAMA Symvouloi, (Aff. C-771/19) s’oppose à la jurisprudence SMIRGEOMES en jugeant dans le cadre d’une question préjudicielle que : «  L’article 1er, paragraphes 1 et 3, l’article 2, paragraphe 1, sous a) et b), ainsi que l’article 2 bis, paragraphe 2, de la directive 92/13/CEE du Conseil, du 25 février 1992, […] doivent être interprétés en ce sens qu’un soumissionnaire qui a été exclu d’une procédure de passation de marché public […], peut invoquer, dans sa demande de sursis à exécution de la décision admettant l’offre d’un autre soumissionnaire, introduite concomitamment, tous les moyens tirés de la violation du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles nationales transposant ce droit, y compris des moyens qui ne présentent pas de lien avec les irrégularités en raison desquelles son offre a été exclue. »

Une jurisprudence portant sur les contrats des entités adjudicatrices

Certes, la position de la CJUE ne porte que sur la directive 92/13/CEE et les recours sur les marchés des secteurs réseaux. Elle était contrainte de limiter sa réponse au périmètre de la question préjudicielle posée qui en l’espèce ne concernait que les secteurs réseaux.

En ce sens, la jurisprudence NAMA Symvouloi ne concerne que les contrats des entités adjudicatrices et, par conséquent, le référé précontractuel de l’article L. 551-5 du CJA, d’où l’atteinte « partielle » à la jurisprudence SMIRGEOMES.

Toutefois, pour adopter cette position, la CJUE s’appuie sur sa jurisprudence relative à l’application de la directive 89/665/CEE et les recours sur les marchés dits « classiques » passés par des pouvoirs adjudicateurs. La CJUE se fonde également sur certaines dispositions des articles 1er et 2 de la directive 92/13/CEE identiques à celles des articles 1er et 2 de la directive 89/665/CEE.

Transposition au secteur classique ?

À notre sens, la position de la CJUE sur la possibilité pour un candidat évincé d’obtenir l’annulation d’une procédure de publicité et de mise en concurrence sans pour autant que l’irrégularité soulevée ait un lien avec son éviction est transposable aux marchés des secteurs « classiques ».

Ainsi, la jurisprudence NAMA Symvouloi serait applicable aux contrats des pouvoirs adjudicateurs et, partant, au référé précontractuel de l’article L. 551-1 du CJA. Par ailleurs, la référence à l’intérêt lésé telle qu’inscrite à l’article L. 551-10 du CJA ne serait pas conforme à la jurisprudence de la CJUE.

Risque-t-on de basculer dans l’excès d’avant SMIRGEOMES où la moindre irrégularité pourtant sans conséquence dans l’attribution du marché en cause, était susceptible d’être sanctionnée par le Président du tribunal administratif ? La jurisprudence nationale va très vite prendre position mais la lecture de l’arrêt de la CJUE laisse peu de place au doute quant à l’objectivité du contentieux précontractuel qu’elle impose désormais. Une épée de Damoclès serait à nouveau suspendue au-dessus des acheteurs…

 

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