Réa : la logistique à l’épreuve de l’urgence

Professeur d’anesthésie-réanimation à l’Université Paris Diderot, Didier Payen a dirigé durant 27 ans le service de réanimation post opératoire et traumatologique de l’hôpital Lariboisière, à Paris. S’il ne réalise plus de soins aujourd’hui, Didier Payen poursuit ses travaux de recherche et travaille en particulier sur les stratégies de confinement, conseillant aujourd’hui plusieurs unités de réanimation, notamment dans le Grand Est. Face à ce qu’il appelle “un tsunami virologique”, la logistique a un rôle crucial à jouer.

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« C’est sur le terrain que ça se passe ! ». L’avis de “ceux qui ne soignent pas”, doit tenir compte du terrain, déclare Didier Payen. Pour lui, la crise sanitaire remet en cause les modes de fonctionnement habituels : « Qui aurait imaginé un jour que nous devrions ventiler de 10 000 à 12 000 personnes ? Même les hôpitaux les mieux équipés, en France comme ailleurs, sont débordés par la vague des patients graves ».

C’est là qu’acheteurs et logisticiens entrent en scène : « Dans la rue, dans les chaumières, tout le monde parle de masques ou de tests. Dans les hôpitaux aussi jusqu’à peu, mais, en plus, dans les réanimations, nous devons avoir, outre les places et les personnels ad hoc, des respirateurs artificiels, du curare, des médicaments de sédation. Nous sommes très dépendants de ce qui est fabriqué dans ce domaine pour beaucoup à l’étranger, et donc le monde entier s’arrache ces produits… ».

Selon Didier Payen, face à la “fatalité du phénomène”, les soignants, les acheteurs et les logisticiens doivent compenser : « On s’aperçoit aujourd’hui que pour créer de nouveaux lits de réanimation, ce n’est pas qu’un problème de locaux à trouver ou de matériel, car il faut du personnel ayant cette compétence, et ce n’est pas extensible à l’infini ». En première ligne, les services de réanimation ont besoin d’une logistique hyper réactive : « En réa, les fautes et les manques se paient cash ».

Les équipes comptent sur l’efficacité des acheteurs

Dans les unités de réanimation, les équipes comptent aussi sur l’efficacité des acheteurs : « Si nous ne pouvons plus faire de sédation, cela va devenir compliqué, s’inquiète Didier Payen, les fournisseurs de médicaments vont-ils tenir le choc ? ». Il n’en est pas certain, parce que la production est gênée par le confinement et les mesures de protections : « Outre la limitation du personnel liée au confinement, nous risquons de connaître un manque de produits de base ».

Pour faire face, selon lui, il ne faut pas hésiter à sortir des “process” habituels, jugés souvent lents en temps normal : « Je veux bien admettre que ce soit compliqué pour des administratifs formés et compétents d’aller à l’encontre de tout ce qui constitue leur mission, mais il ne faut pas hésiter à prendre des risques, sauter des étapes ». Des risques, les équipes soignantes de réa n’hésitent pas en prendre et fourmillent d’idées : « Il souffle en réa un vent de créativité libérée, comme le montrent les Italiens et récemment à Neuilly où une équipe de médecins de la clinique Ambroise Paré oxygène des patients avec un masque de plongée Décathlon, en pression positive si besoin, en trempant le tuyau expiratoire dans un bocal antiseptique afin de garder le poumon ouvert sans contaminer la chambre ». Si, en réanimation, les médecins font preuve d’ingéniosité, acheteurs et logisticiens doivent donc leur emboîter le pas et sortir des sentiers battus.

Sortir des schémas habituels

Pour Didier Payen, la proactivité permettra peut-être de mieux tenir. « Anticiper, anticiper, anticiper… les achats et la logistique guidés par la demande seront toujours en retard. Sinon, on aura manqué lors du besoin et on aura gaspillé lors de la fin de crise, à cause du retard à l’anticipation ». Une des conséquences qui est liée aux conditions actuelles concerne les choix éthiques : « Si l’éthique fait partie de ce métier, elle devient plus prégnante aujourd’hui. Il est plus que difficile de ressentir le poids de la logistique sur le choix d’admission en réa et, plus fortement encore, sur l’arrêt du traitement actif. Nous en sommes aujourd’hui obligés à pratiquer au mieux une éthique “d’urgence”, Qui prend-t-on ? Qui gardons-nous ? En fonction de quels critères doit-on poursuivre ou arrêter les soins ? Quelle est la conduite éthique acceptable, ou plutôt quelle est la conduite le moins non éthique possible ? ».

Pour Didier Payen, les acheteurs et les logisticiens sont donc tout autant impliqués dans ce processus : « La difficulté pour eux tient au caractère mondial de l’épidémie, et donc tous les pays sont susceptibles de commander les mêmes produits aux mêmes producteurs… On peut se dire qu’on aurait pu commander avant les autres — mais in fine ce que l’on prendra manquera aux autres — et donc le discours franco-français n’a pas beaucoup de sens. Il doit être adapté aux besoins français, sans arrogance mais sans retard. Une chose est sûre – et nous sommes beaucoup à en rêver – , nos modes de fonctionnement seront remis en cause. Dans l’urgence personne n’est bon, il faut essayer d’être le moins défaillant possible, en étant pro-actif et pas seulement réactif ».
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